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La Pêche en Tunisie : quel Gouvernance?

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Zarzis le 28 avril 2019

Communiqué à l’attention de tous les pêcheurs marins et activiste de la société civile

La pêche maritime occupe une place prépondérante dans la création d’emplois, en particulier dans le sous-secteur de la pêche artisanale, qui représente plus de 60% du nombre total de marins de tous les ports tunisiens. La pêche constitue une composante essentielle de la politique de l’Etat en matière de sécurité alimentaire et soutient à l’économie nationale en contribuant à réduire le déficit de la balance commerciale.

Toutefois, le secteur connait actuellement des difficultés dues à la forte pression exercée sur les ressources halieutiques et à la destruction généralisée du milieu marin due à l’utilisation d’équipements de pêche ne respectant pas les réglementations nationales. Cette situation, qui résulte d’une mauvaise gestion et d’une exploitation irrationnelle des ressources de pêche, pourrait compromettre la durabilité de ce secteur et la généralisation d’une pêche illégale, non déclarée et non réglementée soutenu par des lobbies de la pêche industrielle.

Les modèles courants de gestion des pêches mis en œuvre en Tunisie n’ont pas permis de pérenniser la pêche artisanale, ce qui a contribué à la croissance de la pêche au chalut au détriment de la pêche artisanale. La contribution de ce type de pêche est passée d’environ 50 000 tonnes en 1988 à 33 000 tonnes en 2017, malgré l’augmentation du nombre d’unités de pêche côtières et artisanales de 16%, on assiste à une chute étonnante de la rentabilité et à une exacerbation de la crise des petits pêcheurs, qui mettent en garde contre une explosion de la situation.  Cela est dû à la marginalisation d’une part et la nomination de représentants opportunistes manipulés par l’organisation de pêcheurs industriels d’autre part.

La solution à ce problème doit nécessairement passer par une gouvernance vertueuse, efficace et efficiente du secteur en vue de lui assurer une gestion rationnelle et une exploitation durable des ressources halieutiques.

Par conséquent, face à ces difficultés et les enjeux de développement durable de la pêche artisanale, il convient de réfléchir à la mise au point d’un modèle de gouvernance approprié et adapté à la pêche tunisienne en général et à la pêche artisanale en particulier, qui constitue un enjeu pour la réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement dans le secteur de la pêche.

Pour toutes ces raisons, le Réseau tunisien de la pêche artisanale durable appelle à la constitution d’une équipe de spécialistes des différents aspects de la gouvernance de la gestion des pêches et d’acteurs professionnels de la pêche artisanale pour réfléchir sur les orientations stratégiques qui pourraient être prises pour instaurer une bonne gouvernance pour le secteur de la pêche en Tunisie, en particulier pour le sous-secteur de la pêche artisanale.

Quelle gouvernance doit on adopter ?

Dans sa forme la plus simple, gouvernance renvoie à la manière de gouverner. Dans ce prolongement, une bonne gouvernance consiste à bien gouverner, dans un contexte toutefois où « bien gouverner » peut faire référence à des notions subjectives et renvoyer à des considérations d’ordre socio-culturel.

Une unanimité tend toutefois à se dégager au niveau international et considère la bonne gouvernance comme étant la conception d’un Etat portant des modes de pilotage et de régulation de l’action publique plus efficaces et plus proches de l’intérêt général. Cette notion du «mieux-Etat » dans l’exercice du pouvoir (permettant de sortir de l’opposition entre le « tout-Etat » et le « non-Etat ») fait référence à des processus gui dés par un certain nombre de principes vertueux tels que l’accès à l’information, l’instauration d’un dialogue avec les usagers,la promotion de formes de partenariat public-privé pour la production de certains services, la lutte contre la corruption ou encore la gestion efficace des ressources publiques (efficience de l’action publique).

L’analyse de la gouvernance accorde par conséquent une grande importance à la manière dont l’action publique est conçue, mise en œuvre, suivie et évaluée (la forme). Les principes de bonne gouvernance auxquels cela fait référence comprennent notamment l’ouverture et la transparence, la responsabilité ou redevabilité des institutions, la participation et la responsabilisation des usagers, l’efficacité et l’efficience,l’adaptabilité et la réactivité, ou encore la subsidiarité.

Mais l’analyse de la gouvernance doit aussi accorder une importance à la qualité de l’action publique et des services rendus (le fond), ce qui renvoie à la notion de cohérence, elle-même dépendante en grande partie de l’application des autres principes généraux de bonne gouvernance énoncés ci-dessus. Il convient aussi de faire la distinction entre la cohérence externe,qui fait référence à la justesse et au bien-fondé des objectifs d’une action ; et la cohérence interne, qui se traduit par une action correctement conçue au regard des objectifs visés et des résultats recherchés indépendamment de son bien-fondé.

Quelle gouvernance pour le secteur de la pêche? : Vers un cadre de gouvernance adapté aux besoins de la gestion des pêches, aux objectifs de politique sectorielle et aux engagements internationaux

Appliquée à la gestion du secteur des pêches, la notion de bonne gouvernance est souvent invoquée comme étant une condition essentielle à l’atteinte de l’objectif d’une pêche durable et responsable aux plans bio-écologique, social et économique.

Pour rappel, la ressource halieutique est une ressource publique renouvelable dont l’exploitation s’appuie généralement sur des droits concédés à des entités privées dont le principal objet est de dégager des profits, de générer des emplois et/ou d’offrir des moyens de subsistance. La nature, le statut et la forme de ces droits traduisent en principe la manière dont les pouvoirs publics souhaitent que la ressource soit exploitée et valorisée,et peuvent donner une bonne indication sur les objectifs de politique sectorielle recherchés.

L’exploitation et l’utilisation des ressources halieutiques mettent par conséquent en jeu des intérêts publics et privés importants, et parfois contradictoires. Aussi, l’essence même de l’implication de l’Etat dans la gestion du secteur est de veiller à optimiser les retombées économiques et sociales liées à l’exploitation de la ressource et aux activités associées à la pêche, tout en recherchant l’intérêt général et en veillant à préserver les capacités de renouvellement des ressources et des écosystèmes qui les supportent. Dans certains cas, l’action de l’Etat peut également être guidée par le souci de protéger la rente halieutique, qui est une notion économique liée à la valeur intrinsèque du patrimoine naturel.

A cet effet, l’Etat doit mettre en place un système de gouvernance adéquat reposant sur un cadre de gouvernance cohérent et incorporant d’autres principes de bonne gouvernance liés à l’exercice de l’action publique comme l’ouverture et la transparence, la participation (qui inclut la cogestion),l’efficience, etc. Un cadre de gouvernance peut être défini comme l’ensemble des politiques, institutions, lois et réglementations et services influençant les modes d’exploitation, de gestion et de valorisation des ressources halieutiques. Pour être cohérent, il doit tenir compte des besoins et des spécificités de la gestion des ressources halieutiques, et des engagements et obligations internationales du pays en matière de pêche et de conservation des ressources marines, mais il doit aussi refléter les objectifs de politique générale du pays et les objectifs assignés au secteur de la pêche.

A noter toutefois que la distinction que l’on peut établir entre cadre de gouvernance, d’une part, et principes de bonne gouvernance, d’autre part, n’a de sens que d’un point de vue méthodologique. Car la bonne gouvernance doit avant tout être considérée comme un processus global et itératif ramenant sans cesse à la question du « comment mieux faire, au sens général du terme, et à moindre coût ». Il s’agit en outre d’un processus réflexif puisque l’application de tel ou tel principe de bonne gouvernance permet de porter un nouveau regard sur le cadre de gouvernance dans lequel il s’inscrit et de l’améliorer en retour.

Par ailleurs, dans la pratique, il est difficile d’isoler les différents principes de bonne gouvernance en raison de leur forte interdépendance.

Pour ne donner qu’un exemple, on peut citer le cas de la gestion participative des pêches, qui est un mode de gestion préconisé dans beaucoup de pays pour atteindre l’objectif de durabilité des pêcheries à moindre coût. Le principe clé de bonne gouvernance auquel se réfère ce mode de gestion est la participation.

Mais une gestion participative n’aboutira pas aux effets recherchés si d’autres principes clés de bonne gouvernance ne sont pas correctement appréhendés, comme celui de la cohérence de l’unité de gestion concernée, de la transparence qui est un garant de l’engagement des acteurs, de la capacité des institutions publiques et privées à remplir leurs mandats, etc.

Les insuffisances des systèmes de gouvernance sont à l’origine de la fragilisation croissante des ressources halieutiques et des écosystèmes aquatiques. Elles sont aussi responsables de la faible expression, en général, du potentiel de contribution du secteur des pêches au développement économique et social des pays.

Des efforts sont nécessaires pour assurer l’inclusion des pêcheurs artisanaux dans l’élaboration de la législation nationale par le biais de processus réellement participatifs, afin de répondre aux besoins spécifiques des pêches artisanales marines et intérieures d’une manière appropriée au contexte local. Dans les pays où la pêche artisanale est mal organisée, il est impératif d’aider les communautés de pêcheurs à devenir autonomes et capables de s’engager dans les processus d’élaboration de politiques.

Dans ce contexte, le réseau tunisien de pêche artisanale durable sollicite les autorités à:

  1. élaborer des cadres politiques et juridiques qui appuient l’implication des populations dans tous les aspects de la pêche artisanale ;
  2. promouvoir les approches participatives et consultatives dans tous les aspects de la pêche et assurer la participation des parties prenantes dans les processus décisionnels à tous les niveaux, y compris la participation des pêcheurs artisanaux ;
  3. promouvoir et adopter la cogestion et les approches écosystémiques dans la gestion. et veiller à ce que les rôles et responsabilités des parties et intervenants concernés dans les ententes de cogestion soient clarifiés et définis à travers des processus participatifs, et qu’ils aient un appui juridique clair ;
  4. Créer des zones de pêche exclusive à la pêche artisanale et veiller à ce que les parties prenantes concernées, en particulier les communautés de pêcheurs artisans,soient impliquées dans la conception, la planification et l’instauration de zones protégées (cogestion) des eaux marines et intérieures, ou dans d’autres mesures de gestion affectant leurs moyens de subsistance ;
  5. renforcer les capacités de collecte et d’analyse de données sur la pêche artisanale, y compris des stratégies de diffusion de l’information. Les droits d’accès à l’information devraient être assurés pour les pêcheurs artisans. Les renseignements comprennent, par exemple, le nombre de navires de pêche ayant des autorisations de pêche, les revenus découlant des licences de pêche et des sanctions, les données sur la production, la réglementation sur les pêches ;
  6. instituer un mécanisme et renforcer les capacités pour l’application des règlementations relatives aux zones côtières exclusives normalement réservées à la protection des opérations de pêche artisanale et à des fins de conservation ;
  7. veiller à ce que la responsabilité des décideurs et des gestionnaires des pêches soit un élément central des mécanismes participatifs. En particulier, les efforts de contrôle et de surveillance doivent être renforcés et les règles appliquées pour sanctionner la pêche industrielle dans les zones réservées à la pêche artisanale.

La Gouvernance actuelle de la pêche en abordant la crise des chrafis de la Chebba.

La Charfia est un engin de pêche typiquement tunisien qui est utilise uniquement au sud de la Tunisie et en particulier à Kerkennah, Djerba et Chebba.

La charfia est un engin de pêche passif de la catégorie des pêcheries fixes. L’engin est formé de bras ou «murs» et de chambres de capture. Les bras sont édifiés à l’aide de palmes qui sont enfoncées dans la vase et qui servent à guider les poissons vers les chambres de captures. Ces dernières sont constituées de claies de palmes soutenues par des poutres en bois de palmier et sont munies de nasses confectionnées à partir de régimes de palmier. 

Chaque année, 16 pêcheries fixes sont attribuées lors d’une enchère publique réalisée au cours du mois d’octobre de chaque année, après l’enlèvement de tous les équipements des anciens locataires des chrafis et ceci avant le 15 juin.

Depuis la saison 2015-2016, les rapports indiquent l’émergence d’un nouveau phénomène, un comportement de l’exercice de ce type de pêche engendrant l’épuisement des stocks de poissons par le ciblage des juvéniles, en raison de l’adoption d’outils de pêche utilisant d’une manière illégale des filets de type « Ritza » au lieu des palmes et de l’expansion de la mise en place de « bras «  et murs » dans d’autres espaces marins multipliant ainsi à 75 fois l’espace maritime alloué à chaque Charfia .

Selon ces mêmes rapports, l’utilisation de ces filets empêche le renouvellement des stocks de poissons en capturant un très grand nombre de petits poissons non matures (représentant environ 70% du total des captures).

Cela est dû à l’usage de filet de pêche de faibles mailles, qui se remplissent rapidement par les algues. Ces « murs » deviennent étanches même au courant marin et engendrent ainsi un vrai déséquilibre à la vie des organismes vivants.

Certaines pêcheries sont constitués de 95% de filet à faible maille « Ritza » au lieu de l’usage des palmes, en violation flagrante de la loi et sans action dissuasif.

En outre, les locataires des chrafis ont illégalement élargi leurs espaces maritimes de 30 à 75 fois (de quelques milliers de m² à quelques centaines de milliers de m²), formant ainsi une barrière marine constitué de filets atteignant les 17 kilomètres au large de la côte de Maloulech.  Les résultats de ce dérèglement environnemental est senti par les pêcheurs artisans des côtes de Mahdia et de Sfax qui souffre de la chute de leurs captures.

L’Institut national des sciences et technologies de la mer a mené une étude en mai 2016, qui a mis en évidence un certain nombre de dysfonctionnement et de lacunes. Ce qui a permis au département de réviser le cahier des charges régissant l’attribution des chrafiset leurs exploitations. Les chercheurs de l’Institut ont impliqué toutes les parties prenantes, y compris les pêcheurs artisans de Chebba et Maloulech. Les résultats des travaux du Groupe ont été bien accueillis par toutes les parties cherchant à pérenniser les activités de pêche de cette zone maritime.

Le Réseau tunisien pour la pêche artisanale durable rejette toutes les décisions unilatérales prises lors de la réunion présidée par le ministre de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche le 18 février 2019. Ces dispositions sont destinées à contourner les mesures protégeant la pêche artisanale à Chebba et Maloulech. Ces décisions ne reflètent en rien les attentes de nos pêcheurs artisans et reflètent une gouvernance borgne au service des intérêts personnels et ceux des lobbies de la pêche illégale. Par conséquent, nous réaffirmons notre adhésion au rapport de l’Institut national des sciences et technologies marines du mois de mai 2016 et des recommandations participatives de la réunion qui s’est tenue au siège du gouvernorat de Mahdia le 12 décembre 2018, notamment :

  1. Renforcer et intensifier le contrôle des utilisateurs actuels des Charafis,
  2. Les autorités compétentes doivent prendre les mesures appropriées et décisives pour mettre fin à l’exploitation aveugle des chrafis et qu’elles mettent fin aux violations du cahiers des charges et de poursuivre tous les contrevenants sans sélection en activant les dispositions de la loi et en commençant directement par:
    1. Mettre fin à l’activité des exploitants actuels dont les autorisations de pêche ont expiré et à tous ceux qui se sont avérés avoir une charfia en violation des conditions stipulées dans le cahier de charges, notamment en ce qui concerne l’utilisation des palmes et le respect des zones occupées pour chaque charfia.
    1. Avertir les contrevenants et verbalisation si nécessaire et saisie du matériel et des produits comme stipulé dans la loi sur l’exercice de la pêche en Tunisie.
  3. Développer les capacités des petits pêcheurs marins dans les domaines de la durabilité de la pêche et les bonnes pratiques d’exploitation des pêcheries fixes. En organisant 3 sessions de formation par an pour 20 marins par session.
  4. Réduire la zone des pêcheries fixes pour permettre aux pêcheurs utilisant les petites embarcations d’influencer leurs zones de pêche artisanales sans entraver la navigation et le passage des poissons.
  5. Accélérer le retrait des équipements interdits et de leurs déchets immergés dans l’eau de mer.

Le réseau tunisien pour une pêche artisanale durable exige également :

  1. De faire participer toutes les parties prenantes dans l’élaboration des résolutions et lois. en adhérant à leur droit de siéger au comité consultatif pour la réglementation de l’exercice de la pêche afin de défendre l’intérêt de nos pêcheurs artisans,
  2. De garder les mesures actuelles de protection de la pêche dans la région de Chebba et Maloulechet appelle à appliquer ses mesures.
  3. De conserver les coordonnées spécifiques des zones d’implantation des chrafis , comme en témoigne la Direction générale de la pêche et de l’aquaculture dans sa correspondance publiée à cet effet en 2018.
  4. De radier de la liste des exploitants des chrafistous les contrevenants qui ne respectent pas leurs obligations. Et permettre aux jeunes de se former dans ce mode de pêche.

Nous espérons donc unir les pêcheurs artisans pour mettre fin à l’exclusion sociale des groupes vulnérables et à la discrimination, ce qui porte atteinte à leur droit constitutionnel à des moyens de subsistance, à une vie décente.  Nous appelons les pêcheurs à coopérer pour unir leurs voix afin de prendre part aux décisions et d’éliminer la gouvernance actuelle qui devance les intérêts personnels et manipulé par les armateurs de la pêche illégale.